Article publié avec l’aimable autorisation de Monsieur Yann LE FOLL, Rédacteur en chef de la Revue Lexbase Public.
Dans un arrêt rendu le 20 décembre 2024, la Haute juridiction a dit pour droit que l’avocat ayant dissuadé son client de poursuivre une action dont il n’est pas établi qu’elle avait eu de chances manifestes d’aboutir ne peut voir engagée sa responsabilité civile professionnelle.
Aucun texte légal ou réglementaire ne donne une définition de la consultation juridique. On peut toutefois appeler à l’aide deux réponses ministérielles [1]. Par une approche identique le Conseil national des Barreaux a adopté une définition lors de son assemblée générale du 18 juin 2011 [2]. La consultation consiste en une prestation intellectuelle personnalisée « tendant, à la fourniture d’un avis ou d’un conseil fondé sur l’application d’une règle de droit, en vue notamment, d’une éventuelle prise de décision ».
Des auteurs de référence [3] soulignent que l’avocat consultant est déjà présent dans l’ancien barreau et que la tâche de consultation était pratiquement aussi importante que celle de procédure ou de plaidoirie. Cette activité, dans le cadre de l’accès au droit, est suffisamment nécessaire au public pour que des consultations gratuites soient offertes par les avocats, sous l’égide de leur Barreau, au public. Les conseils départementaux d’accès au droit (CDAD) proviennent de la reconnaissance de l’accès au droit comme un principe fondamental de la citoyenneté exprimé dès 1991 dans la loi relative à l’aide juridique [4].
L’arrêt rendu en chambres réunies par le Conseil d’État présente ainsi un intérêt certain en déterminant les contours de la responsabilité de l’avocat consultant.
I. Les faits
Ils correspondent à un point de droit relevant de dispositions nouvelles que devait appréhender une avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, très expérimentée. Il s’agissait d’apprécier les droits d’un notaire qui, avec une associée, avait obtenu, grâce à loi « Macron » [5] du 6 août 2015, par tirage au sort, l’attribution d’un office notarial dans une commune de l’Aveyron.
L’article 45 de l’ordonnance du 28 juin 1945 [6] prévoit que les associés nommés par arrêté ministériel (il était du 20 octobre 2017) sont déclarés d’office démissionnaires sauf cas de force majeure s’ils ne prêtent pas serment dans un délai fixé.
L’associée n’ayant pas voulu prêter serment, un arrêté du ministre de la Justice du 8 janvier 2018 déclarait les deux associés démissionnaires d’office, leur société dissoute par voie de conséquence et supprimait l’office de notaire.
Le 19 mars 2018 une SCP d’avocats aux Conseils et à la Cour de cassation saisissait à titre conservatoire le tribunal administratif de Toulouse, mais faisait connaître, par un courriel du 28 mai, après une analyse sur 6 pages, que « de quelque point de vue que l’on se place, les recours envisagés contre et à la suite de l’arrêté du 8 juillet 2018 ont peu de chances de prospérer ». Après un dernier échange avec son client, l’avocate ajoutait que les chances d’un succès du recours lui paraissaient nulles.
Le notaire évincé saisissait, quatre ans plus tard, mais en temps non prescrit, le Conseil de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et la Cour de cassation qui émettait un avis négatif. Le candidat évincé saisissait ensuite d’une requête le Conseil d’État en sollicitant la condamnation de l’avocate à lui payer 4 530 000 euros représentant une perte de chance à hauteur de 90 %, préjudice engendré par un avis erroné de l’avocat.
Par un arrêt du 20 décembre 2024, le Conseil d’État écartait la demande en considérant que l’avocate n’avait pas manqué à son devoir de conseil en dissuadant son client de poursuivre l’action.
II. L’analyse de la décision
Elle oblige d’abord à mettre en perspective la responsabilité particulière de l’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation pour voir si la solution est transposable à l’ensemble des avocats français.
A. Le régime de la responsabilité des avocats au Conseil
Cette responsabilité est peu connue. Dans un manuel consacré à la responsabilité des avocats on n’y trouve que de brèves allusions [7]. Le régime est certes ancien [8], mais particulier. Le contentieux relève de la compétence exclusive du Conseil d’État et de la Cour de cassation en premier et dernier ressort avec une saisine préalable obligatoire du Conseil de l’ordre qui émet un avis qui ne s’impose pas au plaideur.
Les tentatives pour faire déclarer ce régime hors du commun contraire à la Constitution ont échoué [9]. Ce régime exceptionnel reste une terra incognita ; cela s’explique parce que les exemples de mise en cause ne sont pas légion. On peut citer un exemple récent devant la Cour de cassation [10]. Le rapporteur [11] dans la procédure qui est commentée estime qu’il vient une affaire environ par an devant le Conseil d’État. Les actions portent souvent sur un défaut de diligence, par exemple l’omission de notifier le pourvoi à l’auteur d’un recours ou à son bénéficiaire [12]. Un auteur de référence met en perspective le nombre d’affaires et la rareté du contentieux de la responsabilité [13]. Un manquement au devoir de conseil peut également permettre de retenir la responsabilité lorsque l’avocat omet de produire une pièce au soutien des prétentions
de son client [14]. L’appréciation de la responsabilité va alors se faire en vérifiant l’existence de trois éléments cumulatifs : la faute, le préjudice et le lien de causalité, approche qui paraît commune aux professionnels du droit [15]. Quand il faut apprécier le préjudice le juge se réfère à une méthode complexe, mais bien appréhendée par la doctrine [16] et la jurisprudence [17], la théorie de la perte de chance.
B. L’appréciation portée par le Conseil d’État
Pour apprécier la responsabilité de l’avocat, ainsi que le rapporteur l’a souligné [18], le manquement invoqué a un caractère inédit : une consultation déficiente. L’avis du rapporteur invite à ne pas reconstituer un jugement de manière fictive (ce qui est impossible) mais à vérifier que les chances de succès étaient sérieuses : « Il ne saurait donc être envisagé d’appliquer à deux reprises, pour la caractérisation de la faute, puis pour l’évaluation du préjudice, la mesure favorable de la « chance sérieuse » ».
Le Conseil d’État, statuant en chambres réunies, a voulu donner à l’affaire qui lui était soumise une réponse de principe : « La responsabilité est recherchée à raison d’une consultation donnée sur les chances de succès d’un recours, cette responsabilité n’est susceptible d’être engagée que si l’avocat a failli aux devoirs de sa charge en dissuadant son client d’entreprendre ou de poursuivre une action qui avait des chances sérieuses d’aboutir ».
Le Conseil d’État retient « qu’il n’est pas établi que l’action aurait eu des chances manifestes d’aboutir » et qu’en outre le client, « en sa qualité de notaire et s’agissant de l’exercice de sa profession, était en mesure de décider de façon éclairée, s’il entendait poursuivre cette action ou y renoncer ».
La demande est écartée et la demande de la SCP d’avocats, au titre d’une indemnisation des frais exposés et non compris dans les dépens est également rejetée au visa de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L1303MAI.
Il faut en retenir que c’est au demandeur de prouver qu’il existait des « chances manifestes d’aboutir ». Échouant dans l’administration de la preuve qui lui incombe, il voit sa demande rejetée.
Il n’est pas inintéressant de voir si cette décision, dans un domaine méconnu, se démarque de la responsabilité des avocats devant les juridictions civiles, contentieux infiniment plus répandu.
III. Le rapprochement avec la jurisprudence civile
1. Comme la jurisprudence de la Cour de cassation, le Conseil d’État ne fait pas abstraction de la fonction de l’avocat aux Conseils et de sa déontologie [19], codifiée quelques mois avant l’avocat.
Dans son arrêt, le Conseil d’État vise les obligations de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence (p. 2 ; §4).
Celles-ci figurent bien dans le code de déontologie (article 4). Sous une forme identique ces obligations sont également celles de l’avocat. Exprimées pour la première fois dans l’article 3 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005, relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat N° Lexbase : L6025IGA, elles ont été reprises dans le nouveau décret n° 2023-552 du 30 juin 2023, portant Code de déontologie des avocats N° Lexbase : Z76354UW, sous le même article.
2. L’avocat au Conseil n’a pas à se faire dicter sa consultation et plus généralement sa conduite par un client. « En aucune circonstance (il) ne peut renoncer à son indépendance… » (art. 7). Quant à l’avocat il trouve dans les termes mêmes de son serment une obligation d’indépendance que le code de déontologie vient lui rappeler à deux reprises (art. 2 et 3). Au reste le serment de l’avocat et de l’avocat aux Conseils est constitué d’une formule identique [20].
3. Le Conseil d’État place en outre les devoirs de l’avocat aux Conseils dans un cadre institutionnel en indiquant (p. 3 ! 5) : « que la responsabilité n’est susceptible d’être engagée que si l’avocat a failli aux devoirs de sa charge ». La jurisprudence à la Cour de cassation, en se prononçant sur la responsabilité civile de l’avocat, ne dit rien d’autre quand elle rappelle qu’en tant qu’auxiliaire de justice, il doit satisfaire aux devoirs de sa déontologie [21].
4. Le Conseil d’État admet la pertinence d’une consultation négative pour des chances faibles (p. 3 ; §6).
La jurisprudence de la Cour de cassation admet que les chances minimes entraînent un principe d’indemnisation [22]. Ces deux solutions traduisent-elles une différence d’appréciation ? On ne le pense pas. En effet la question de la qualification des chances ne se pose que si la faute a été préalablement retenue. Si elle est retenue, on peut penser que toutes les gammes des qualifications vont perdurer, chances sérieuses, chances raisonnables, chances réelles, chances faibles, chances minimes. La faute étant écartée, point n’était besoin d’avancer davantage.
5. Dans ses conclusions le rapporteur indique que la consultation négative est une marque de désintéressement puisque l’avocat a un intérêt financier à introduire l’action, ce qu’il fera après avoir proposé à son client une convention de mission de frais et honoraires que la « loi Macron » lui impose. Ce devoir de désintéressement est applicable à l’avocat aux Conseils [23] comme à l’avocat [24].
6. Le Conseil d’État, pour écarter la faute de l’avocate, retient que le client « en sa qualité de notaire et s’agissant de l’exercice de sa profession, était en mesure de décider, de façon éclairée, s’il entendait poursuivre cette action ou y renoncer » (p. 3 ; §6). Est-ce ici une appréciation du devoir de conseil ? On sait que pour l’avocat il s’agit d’un devoir absolu. Par une motivation constante de la jurisprudence civile « les compétences personnelles du client ne dispensent pas l’avocat de son devoir de conseil ». Poussé à l’extrême, le principe permettra de sanctionner intégralement l’avocat, même si sa cliente est elle-même avocate [25].
En réalité l’on ne voit ici aucun attendrissement au devoir absolu de conseil. La référence aux compétences du client ne s’exprime pas pour le contenu du conseil donné, mais pour la conduite à tenir après que ce conseil ait été prodigué par l’avocat.
7. Enfin les frais non compris dans les dépens font l’objet d’une appréciation identique.
Le texte qui sert de référence au juge n’est pas le même. Devant la juridiction administrative la référence est celle de l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative. Devant la juridiction civile la référence est celle de l’article 700 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5913MBM. Dans un cas comme dans l’autre le juge tient compte « de l’équité ou de la situation économique des parties ». Il admet une indemnisation ou l’écarte, sans motiver la solution qu’il adopte.
Ici le Conseil d’État écarte l’indemnité sollicitée par les avocats aux Conseils. On peut penser toutefois que ceux-ci ont consacré du temps à préparer leur défense si l’on rappelle que la demande, introduite plus de quatre ans après la consultation critiquée portait sur 4 530 000 euros. La demande d’une allocation pour frais non compris dans les dépens est écartée, ce qui est une solution fréquente. Elle est à rapprocher des appréciations de la Cour de cassation, tant en matière de responsabilité civile que de taxation des honoraires. On peut citer ici le cas d’un avocat qui a perçu 2 500 euros de frais et honoraires pour une consultation négative, mais dont la demande au titre de l’article 700 du Code de procédure civile devant la Cour de cassation a été écartée, après un arrêt de non-admission du pourvoi [26], ce qui aboutit dans les faits à le priver de toute rémunération.
Quant aux dommages-intérêts pour procédure abusive, la jurisprudence applique ici les critères les plus sévères de l’abus de droit. Dans le meilleur des cas, et encore ce cas est rare, l’avocat pourra obtenir l’euro symbolique compte tenu des moyens employés par son adversaire [27] : « La particulière volatilité des griefs invoqués avait imposé à l’avocat d’assurer sa défense dans des conditions singulièrement instables, lui causant troubles et tracas de sorte que ce comportement devait être considéré comme fautif » [28].
Ainsi, pour l’avocat, voir sa responsabilité mise en cause injustement ou les honoraires contestés sans une juste raison, apparaît aux juges comme un risque normal du métier.
Néanmoins, au moment de rédiger une consultation, la plume de l’avocat ne doit pas trembler. Il doit s’exprimer en conscience et en droit car l’écueil est difficile à parer. S’il encourage le client et que celui-ci connaît l’échec, l’avocat ne sera pas à l’abri d’une action en responsabilité pour un manquement au devoir de conseil.
Confronté à cette alternative, l’avocat peut se demander si, outre l’étude du droit, il ne devrait pas apprendre les arts du cirque pour employer la conduite adaptée, celle d’un funambule sur un fil.
[1] QE n° 24085 de M. Alain Fouché, JO Sénat 27 juillet 2006 p. 1991, réponse publ. 7 septembre 2006 p. 2356, 12ème législature N° Lexbase : L9980IPC ; Rép. Min. n° 66510, JOAN Q, 1ER mars 1993, p. 182.
[2] CNB, délibération AG, 18 juin 2011, confirmée par délibération AG, 15 mai 2020.
[3] S. Bortoluzzi, D. Piau, T. Wickers, Règles de la profession d’avocat, Dalloz Action, 18° éd., 2025 § 631.12.
[4] Loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, relative à l’aide juridique (art. 53 à 61) N° Lexbase : L8607BBE, modifiée par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, de modernisation de la justice du XXIe siècle N° Lexbase : L1605LB3.
[5] Loi n° 2015-990 du 6 août 2015, pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques N° Lexbase : L4876KEC.
[6] Ordonnance n° 45-1418 du 28 juin 1945, relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels N° Lexbase : L7650IGG.
[7] Y. Avril, La responsabilité des avocats, Dalloz Référence 2021.
[8] Ordonnance du 10 septembre 1817.
[9] Const. const. décision n° 2024-1104 QPC du 26 septembre 2024 N° Lexbase : A9918544.
[10] Cass. civ. 1, 5 septembre 2024, n° 23-50.003, F-D N° Lexbase : A998254H.
[11] Conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public, rapport n° 488061.
[12] CE, 6 p jjs 30 décembre 2010, n° 3267-38.
[13] R. Bigot, L’imprudence de l’avocat aux Conseils dans l’écoulement du temps in Lexbase Hebdo édition Professions n° 282, 2019 N° Lexbase : N8190BXM.
[14] CE 6e jjs 27 octobre 2016, n° 37822.
[15] Pour les notaires, Dir. Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation , Dalloz Action 2023, § 3324-91.
[16] H. Méral, Préf. J.S. Borghetti, La perte de chance en droit privé, essai critique, Édition Panthéon-Assas 2024.
[17] CE, 6 juin 2001, n° 196052 N° Lexbase : A6518ATL.
[18] Ibidem , conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public.
[19] Pour l’avocat aux Conseils, décret n° 2023-146 du 1er mars 2023, relatif au Code de déontologie des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation N° Lexbase : L0638MH4. Pour l’avocat, décret n° 2023-552 du 30 juin 2023, portant Code de déontologie des avocats.
[20] Loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, art. 3 ; décret n° 91-1125 du 28 octobre 1991 N° Lexbase : L1713IRU, art. 31.
[21] Cass. civ. 1, 23 novembre 2004, n° 03-15.090, 03-16.565 N° Lexbase : A0372DEI, Bull. Civ. I, n° 281, D. 2005, 2857, note J. Moret-Bailly, RTD Civ., 2005, Chron.. 371, obs. J. Hauser.
[22] Cass. civ. 1, 16 janvier 2013, n° 12-14.439 N° Lexbase : A4084I3N, Bull. Civ. I, n° 2.
[23] Art. 4 et 10 de son code de déontologie.
[24] Art. 3 de son code de déontologie.
[25] Cass. civ. 1, 20 novembre 2012, n° 11-15.270 N° Lexbase : A1650IZ7.
[26] Cass. civ. 2, 7 novembre 2024, n° 23-13.101 [LXB=A85096EU].
[27] Cass. civ. 1, 16 novembre 2016, n° 15-23.548 N° Lexbase : A2442SIB.
[28] Cass. civ. 1, 16 novembre 2016, n° 15-23.548, préc.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable