DALLOZ AVOCAT, Exercer et entreprendre, nº 8-9 – Août-Septembre 2020
Exercice professionnel — INDÉPENDANCE DE L’AVOCAT
Référence : Douai, 9 juillet 2020, n°19/05808
Solution : La Cour d’appel de Douai a rejeté les recours formés par une élève avocate et un avocat, soutenus par le défenseur des droits, contre une délibération du conseil de l’ordre du barreau de Lille ayant modifié le règlement intérieur par l’ajout d’un alinéa 5 à l’article 9-3 relatif aux rapports avec les institutions désormais ainsi rédigé : « L’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique. »
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Une disposition courte du règlement intérieur du Barreau de Lille est à l’origine d’un arrêt de la cour d’appel de Douai sérieusement motivé sur quatorze pages. L’occasion est fournie par la question du droit pour une avocate de porter le foulard islamique.
Pourquoi qualifier le foulard « d’islamique » ? Tout foulard porté par une femme pour cou- vrir sa chevelure ne traduit pas son appar- tenance à la religion musulmane. Dans son périple inachevé, La Pérouse (11 remarquait au Chili que, quand il faisait froid, le port de « mantilles de laine enveloppait la tête des femmes ». Le couvre-chef était utilisé en même temps comme une arme de séduction : « Il y a un jeu de mantilles qu’on place et re- place sans cesse, auquel les dames donnent beaucoup de grâce ». Si l’on évoque ici le voile islamique, l’on ne fait que reprendre la quali- fication donnée par l’appelante et reprise par l’arrêt (p. 5) en soutenant que sa prohibition constitue une discrimination fondée sur une appartenance religieuse, l’appartenance à la religion musulmane.
Cet arrêt tranche des questions de procédure et de fond présentant un réel intérêt. Il porte sur la licéité de la disposition adoptée en 2019 par le Conseil de l’ordre du Barreau de Lille, pour augmenter son règlement intérieur dans ces termes : « L’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique ».
Dans son courriel du 27 juin 2019, le bâtonnier de l’ordre des avocats au Barreau de Lille portait la nouvelle disposition à la connaissance de ses confrères en invoquant l’ambition du texte : rappeler l’unité de la profession et l’égalité entre confrères.
L’appréciation de la procédure
Incontestablement le Conseil de l’ordre est compétent pour arrêter et s’il y a lieu modifier les dispositions du règlement intérieur (2). Dans la hiérarchie des normes qui sont les sources de l’organisation professionnelle et de la déontologie, il vient en dernier rang. Comme le souligne l’arrêt, ces dispositions peuvent être contestées par l’avocat qui estime qu’elles lèsent ses intérêts professionnels (3). En cas de silence du Conseil de l’ordre ou de rejet de la contestation, la cour d’appel peut être saisie (4) . C’est ici la voie qui a été suivie.
Outre la contestation par voie d’action, le règlement intérieur peut être critiqué par voie d’exception. Poursuivi sur le fondement de la production d’une lettre écrite par son bâtonnier, un avocat a pu contester la disposition du règlement intérieur qui lui donnait un caractère confidentiel et lui interdisait de la produire. Cette disposition a été annulée car seule la loi pouvait disposer de la confidentialité des échanges (5).
La cour d’appel devait en premier lieu se pencher sur la recevabilité du recours. Il concernait une élève-avocate et un avocat du Barreau de Lille qui se proposait de passer un contrat de collaboration avec l’élève-avocate, inscrite plus tard au Barreau de Lille. La cour d’appel ne pouvait traiter de la même façon la recevabilité des deux recours.
Pour l’élève-avocate, son statut, soutenait-elle, l’assimile à l’avocat et la question la concernerait puisque, prêtant serment, elle portera alors la robe. L’assimilation revendiquée est un raccourci qui n’est pas fondé. Le recours est ouvert à l’avocat dont les intérêts professionnels sont lésés (6), ce qui ne peut profiter à l’élève-avocat. Avant de devenir membre du Barreau, il doit franchir avec succès une série d’obstacles. Il lui faut être admis à concourir aux épreuves du Certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA), admission qui n’est pas de droit, et peut être écartée, même en allant porter la contestation devant la Cour de cassation (7). Il faut connaître ensuite le succès à l’examen. Enfin, il faut être inscrit à l’ordre.
Les barreaux restant maîtres de leur tableau, le Conseil de l’ordre doit statuer eu égard aux conditions d’accès déterminées par la loi (8). Un refus d’inscription à l’issue du CAPA n’est pas une hypothèse d’école (9). La qualité de la réclamante, qui doit être avocate, s’apprécie au jour de la réclamation. Son rejet pour défaut d’intérêt et de qualité est suffisamment patent pour que l’on approuve la décision et l’on imaginerait difficilement que la Haute juridiction, si elle était saisie, fasse une appréciation différente.
La situation de l’avocat inscrit est différente. Encore faut-il noter que l’avocat n’envisage sans doute pas de porter le foulard, mais l’intérêt de l’action, condition de sa recevabilité, s’apprécie autrement. Puisque l’interdiction du foulard apparaît aux deux réclamants comme une mesure discriminatoire « à l’égard des femmes de religion musulmane revêtant un foulard », tout avocat fût-il athée, paraît avoir qualité pour s’opposer à la nouvelle disposition du règlement intérieur.
L’intervention par voie de conclusions et d’observations devant la cour du Défenseur des droits constitue une singularité mais cette remarque ne préjuge pas de sa recevabilité. À juste titre, l’arrêt retient les dispositions de la loi organique relative au Défenseur des droits (10) pour rappeler qu’il a mission « de lutter contre les discriminations, directes ou indirectes, prohibées par la loi ou par un engagement international… ». L’intervention devant les juridictions civiles, administratives et pénales est expressément prévue (11) . La question du port du foulard a été récemment réglée (12) au profi t d’une réclamante alors qu’une société de recouvrement n’acceptait de procéder à l’embauche que si elle acceptait d’ôter le foulard pendant le travail bien que le poste à occuper ne comportât aucun contact avec la clientèle. Au reste, la lutte contre les discriminations a déjà fait l’objet d’un rapport de 37 pages (13) montrant tout l’intérêt qui s’y porte. Sur le fond, la cour d’appel, pour justifier mieux encore l’intervention, souligne l’enjeu du débat : l’illégalité alléguée d’une « restriction abusive aux libertés de conscience, de religion et d’expression… discriminatoire à l’égard des femmes musulmanes portant le foulard ».
L’appréciation du bien-être fondé de la réclamation
En premier lieu, la cour d’appel se penche sur la compétence du Conseil de l’ordre pour prendre la délibération du 24 juin 2019. L’arrêt rappelle à juste titre les dispositions de la loi du 31 décembre 1971 (14). Elles donnent expressément compétence au Conseil de l’ordre pour « traiter toutes questions intéressant l’exercice de la profession et veiller à l’observation des devoirs des avocats ainsi que la protection de leurs droits ». Certes, le Conseil national des barreaux, ayant la maîtrise du règlement intérieur national, aurait pu se pencher sur la question, mais sa compétence n’a rien d’exclusive par rapport à la compétence, plus ancienne, du Conseil de l’ordre. Or le Conseil national des barreaux n’a statué à ce jour que sur le port des décorations.
En second lieu, on doit savoir gré aux parties de ne pas avoir égaré le débat en se nourrissant de multiples décisions administratives ou judiciaires relatives au port du foulard. Sur le plan judiciaire, la décision la plus fameuse met un terme à dix ans de procédure en légitimant le licenciement d’une salariée de la crèche Baby-Loup (15). Les parties comme les juges ont concentré leur réflexion sur la situation de l’avocat, défi ni par la loi (16) comme auxiliaire de justice.
Les juges recentrent alors la discussion vers un double point de vue. Ils voient d’abord que la situation concerne le cas de l’avocat qui s’adresse au juge. Dans cette fonction la situation la plus courue est celle de la plaidoirie. L’uniformité et la sobriété du costume, dont la description est faite, apparaissent comme une condition d’accès à la justice. Dans un procès équitable, l’on se demande si l’égalité des armes ne doit pas devenir un des principes directeurs du procès, applicables à tous les intervenants au procès, comme y incite la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (17). L’uniformité de l’apparence est la plus respectueuse du principe. Dans une seconde approche, le justiciable pourra porter plus facilement sa confiance, selon les juges, sur un avocat qui, sans foulard, sans kippa, sans croix, se montrera ouvert, sans distinction ni préférence, à tout justiciable.
Ce costume professionnel, dépouillé, uniforme, doit se porter impérativement dans l’exercice professionnel (18). Quand la mission n’est plus de s’adresser au juge pour le convaincre, la règle est différente. Se faisant plus précis, l’arrêt donne tous apaisements à ce qui semblait heurter la demanderesse au point de motiver sa réclamation. Au moment de prêter le serment d’avocat devant la cour d’appel, elle pourra porter le foulard. Cette solution intègre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui condamne l’interdiction d’accéder à une salle d’audience d’une femme revêtue du foulard (19).
Tout aussi convaincante, l’analyse s’étend au port des décorations, des distinctions, puisque l’auxiliaire de justice doit se distinguer autrement qu’en ornant sa robe. La Cour de Douai a statué sur le vu d’un arrêt récent de la Cour de cassation qu’elle vise et qui a eu les honneurs du Bulletin (20). Cette décision avait annulé une disposition d’un règlement intérieur prohibant le port des décorations sur la robe. La Haute juridiction estimait qu’il n’y avait aucune rupture d’égalité entre les avocats. Quant à la rupture d’égalité entre les justiciables, le moyen était jugé irrecevable car soulevé pour la première fois devant la Cour de cassation. Or il a été soulevé et retenu par la cour d’appel de Douai. Par ailleurs une décision de la cour d’appel de Rennes (21) a admis qu’un barreau était en droit d’autoriser le port sur la robe d’un badge avec la mention « avocat mobilisé ».
Si la décision commentée venait devant la Cour de cassation, celle-ci resterait encore maîtresse : faire valoir l’unicité de la jurisprudence ou examiner un moyen nouveau en le recevant ou en l’écartant. Conformément au code de l’organisation judiciaire (22), une décision au plus haut niveau, celui de l’assemblée plénière, donnerait une portée incontestable aux décisions susceptibles d’être prises pour l’avenir par les barreaux.
- Voyage de La Pérouse , 1797, visible sur Gallica.
- L. no 71-1130 du 31 déc. 1971, art. 17, 1° ; S. Bortoluzzi, D. Piau, T. Wickers, H. Ader et A. Da-mien, Les règles de la profession d’avocat , Dalloz action 2018/2019, §§ 115-21 s.
- L. du 31 déc. 1971, art. 15.
- Ibid.
- Civ. 1 re , 22 sept. 2011, n o 10- 21.219 P, D. 2011. 2979, note Y. Avril.
- V. supra .
- Civ. 1 re , 27 mars 2017, n o 16-10.410.
- L. préc. du 31 déc. 1971, art. 11.
- Civ. 1 re , 12 mai 2016, n o 15-18.739 P, D. 2017. 74, obs. T. Wickers.
- L. org. n o 2011-333 du 29 mars 2011, art. 4.
- L. du 29 mars 2011, art. 33.
- Défenseur des droits, décis. n o 2018-289 du 7 déc. 2018.
- Défenseur des droits, Rapport annuel 2012 , 2013, ann. 3.
- Art. 17.
- Cass., ass. plén., 25 juin 2014, n o 13-28.369 P, AJDA 2014. 1293 ; ibid . 1842, note S. Mou- ton et T. Lamarche ; D. 2014. 1386, et les obs. ; ibid . 1536, entretien C. Radé ; JA 2014, n° 503, p. 10, obs. D. Rieubon ; AJCT 2014. 511, obs. F. de la Morena ; ibid . 337, tribune F. de la Morena ; Dr. soc. 2014. 811, étude J. Mouly ; RDT 2014. 607, étude P. Adam ; RFDA 2014. 954, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2014. 620, obs. J. Hauser.
- L. du 31 déc. 1971, art. 3.
- S. Guinchard (dir.), Droit et pra- tique de la procédure civile , Dal- loz Action 2017/2018, § 212.24.
- L. du 31 déc. 1971, art. 3 : « Les avocats revêtent dans l’exercice de leur fonction judiciaire, le costume de leur profession ».
- CEDH 18 sept. 2018, n o 3413/09, Lachiri c/ Belgique, AJDA 2019. 22 ; ibid . 169, chron. L. Burgorgue-Larsen ; RTD civ. 2018. 867, obs. A.-M. Leroyer.
- Civ. 1 re , 24 oct. 2018, n o 17-26.166 P, D. 2018. 2284, note P.-L. Boyer ; ibid . 2019. 91, obs. T. Wickers ; D. avocats 2018. 392, obs. D. Landry.
- Rennes. 22 mai 2015, n o 15/00669.
- COJ, art. L. 436-6 ; Droit et pratique de la procédure civile, op. cit. , § 553.585.