1. En 1993, devenu ministre, Bernard Tapie est invité par François Mitterrand, Président de la République, à vendre la Société ADIDAS. Il en confie le soin à la Société de Banque Occidentale (SdBO), filiale du Crédit Lyonnais, alors banque publique.
La vente est réalisée au prix minimal fixé par Bernard Tapie et que celui-ci accepte. Mis en faillite un an plus tard, celui-ci devient inéligible et se penche sur les conditions de cette vente. Il estime que le Crédit Lyonnais, en revendant à Robert Louis-Dreyfus dans des conditions opaques, a fait une plus-value de 396 millions d’euros et l’a berné.
Le mandataire-liquidateur de Bernard Tapie, épaulé des petits porteurs d’actions, entame une procédure qui va durer quinze ans. Deux fautes sont reprochées au banquier. Ne pas avoir été loyal en se refusant à vendre plus cher en faveur de son client. S’être porté contre-partie, c’est-à-dire avoir acheté lui-même, avec des faux-nez, le bien qu’il était chargé de vendre.
2. Le Tribunal de Commerce de Paris, le 7 novembre 1996, condamne le Consortium de Réalisation (CDR) de verser à Bernard Tapie une provision de 600 millions de francs (91,5 millions d’euros).
Le 12 octobre 1998 le Tribunal de Commerce de Paris revient sur cette décision et l’affaire est soumise à la Cour d’appel.
Celle-ci rend un arrêt le 30 septembre 2005. Le CDR est condamné à payer 135 millions d’euros à Bernard Tapie.
3. La Cour de Cassation, se prononçant en Assemblée plénière, c’est-à-dire avec une autorité particulière, rend un arrêt le 9 octobre 2006 (06-11.056, 06-11.307).
Contrairement aux conclusions de l’avocat général, la Cour de Cassation casse l’arrêt d’appel et renvoie l’affaire devant la Cour d’appel de Paris, autrement composée.
Si l’on examine le communiqué de la Cour de Cassation (disponible sur Internet sur le site de la Cour de Cassation) force est de constater que la cause de Bernard Tapie se faisait difficile. Dans le meilleur des cas il lui aurait fallu attendre longtemps, car après l’arrêt d’appel, un recours en cassation restait possible.
4. Le 25 octobre 2007 Bernard Tapie et les représentants du CDR passent un compromis pour transférer la solution du litige à un tribunal arbitral.
Cet accord nomme comme arbitre :
– M. Pierre Estoup, ancien Premier Président de la Cour d’appel de Versailles, qui a entamé une
seconde carrière dans l’arbitrage.
– Pierre Mazeaud, ancien Président du Conseil constitutionnel.
– Maître Jean-Denis Bredin, Professeur émérite des Facultés de Droit, avocat au Barreau de Paris.
Cet accord est validé par Madame Christine Lagarde, Ministre des Finances.
5. Le 7 juillet 2008 le tribunal arbitral condamne le CDR à verser à Bernard Tapie 403 millions d’euros dont 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.
Le 28 juillet 2008 Christine Lagarde décide de ne pas contester cette sentence.
6. Saisi de différents recours contre la sentence le Tribunal administratif de Paris les a écartés par un jugement du 8 octobre 2009, confirmé par la Cour administrative d’appel le 31 décembre 2010.
7. Depuis 2012 trois juges du pôle financier de Paris mènent une enquête.
Celle-ci est émaillée de perquisitions et d’auditions conduisant à trois mises en examen et à la situation de témoin-assisté pour Madame Lagarde.
Le Journal « Le Monde » (18 juin 2013) indique posséder des procès-verbaux d’audition dont l’encre n’est pas encore sèche. Ne les ayant pas sous les yeux, nous nous garderons de les commenter.
En revanche nous sommes fondés à faire les observations suivantes :
a) Le choix de l’arbitrage.
– Il paraît d’autant plus singulier qu’il est intervenu après que la Cour de Cassation, en Assemblée Plénière, ait plutôt désavoué Bernard Tapie.
– L’arbitrage, parfois qualifié de « mode alternatif de règlement des litiges », est choisi au début d’un litige, jamais en cours de route et après quinze ans de procédure.
– L’arbitrage est choisi dans les litiges entre personnes privées, particulièrement des sociétés commerciales, qui peuvent être amenées à travailler ultérieurement ensemble. Ici la qualité des parties était bien différente puisque derrière le CDR se trouvait l’Etat.
– L’arbitrage est soumis à la confidentialité. C’est pourquoi aujourd’hui personne ne peut commenter la sentence arbitrale. Spécialisé en son temps en droit économique, l’auteur de ces lignes, aurait eu plaisir, d’un point de vue strictement juridique, à le faire. Or la qualité des parties (ancien ministre, organisme émanant de l’Etat) devait faire écarter la confidentialité au profit de la transparence.
b) la compétence des arbitres.
M. Pierre Estoup a terminé sa carrière à la Cour d’appel de Versailles de 1984 à 1991. Dans la seconde Cour d’appel de France après Paris, Le Premier Président devait consacrer ses heures à des tâches administratives… ou à des ouvrages de procédure civile (Les procédures rapides). Quelle capacité avait-il en 2008, âgé de 81 ans, pour présider un tribunal arbitral relevant du droit des obligations ?
M. Pierre Mazeaud a une expérience d’alpiniste, d’homme politique, de juriste de droit public (Président du Conseil constitutionnel). Sa thèse de droit romain ne le prédisposait à devenir un expert de droit des obligations.
Il devait être à l’époque de l’arbitrage fort occupé. L’auteur de ces lignes lui avait écrit comme Président de l’Association Française des Docteurs en Droit pour attirer son attention sur une thèse plagiée, sanctionnée par la juridiction pénale et commentée par nos soins (Docteur en Droit sans droit, Recueil Dalloz du 14 octobre 2010 p. 2348). La réponse est toujours attendue et l’on aurait aimé que la défense du titre soit assurée.
Maître Jean-Denis Bredin, par son haut niveau en droit privé (Agrégé des Facultés de Droit) et son expérience étendue (Fondateur du prestigieux Cabinet Bredin-Prat) était sûrement le plus averti pour se pencher sur un tel dossier. Toutefois au moment de prendre la plume, c’est-à-dire de rédiger la sentence, le président a toujours un rôle prééminent.
c) l’indépendance des arbitres.
Les critiques pleuvent sur l’indépendance du Président Estoup. On comprendra que pour se pencher sur un grief aussi majeur il faudrait des éléments incontestables. Si on les possédait, on ferait encore jouer la présomption d’innocence.
On rappellera simplement les dispositions de l’article 1452 du Code de Procédure Civile « l’arbitre qui suppose en sa personne une cause de récusation doit en informer les parties. En ce cas, il ne peut accepter sa mission qu’avec l’accord de ces parties ».
d) le montant des condamnations.
On ne dira jamais assez comme la condamnation à 45 millions d’euros à titre de dommages-intérêts est choquante. Il s’agit d’une insulte aux victimes des crimes les plus odieux qui reçoivent en aumône quelques dizaines de milliers d’euros dans les cas où la justice classique voudra se montrer généreuse à leur endroit.
Ce montant exceptionnellement élevé mérite une explication. Les dommages-intérêts alloués pour préjudice moral n’étaient pas soumis à l’impôt. En outre il s’agit d’un préjudice personnel, comme un préjudice corporel. En tant que tel il échappait au mandataire liquidateur c’est-à-dire aux créanciers.
Notons la singularité. Un tribunal – et un tribunal arbitral n’échappe pas à la règle – fixe une indemnisation en fonction du préjudice réellement subi et non en fonction de l’emploi que pourra en faire le bénéficiaire.